Poteau de l'Histoire de Quartier

Extrait du Livre : La Vie continue

Au départ, quand j’ai lu ce commentaire sur le blog, dans lequel un lecteur me
faisait remarquer que le quartier, c’était pas des tapages de barre h24, et me demandait de
parler des meurtres, des bavures et autres faits tout aussi dramatiques, je me suis dit : « Non,
j’peux pas faire ça. Y a pas tout ça à Grande-Synthe. Ça c’est le lot des grandes cités
parisiennes, voire celui des ghettos américains ». Je m’étais trompé. Grande-Synthe a aussi ses
morts. Je les avais juste oubliés. Ce texte leur rend hommage
.




      Il est inutile de chercher à prouver au moyen de pseudos démonstrations scientifiques la
supériorité ou l’infériorité de telle ou telle « race » par rapport à une autre. La meilleure preuve
de l’égalité entre les hommes, c’est l’égalité face à la mort.
C’est hagards que nous débarquons dans cette vie, et c’est souvent lorsque l’on commence
à trouver ses marques et à s’attacher à ce monde que la mort nous abat froidement d’une balle
dans la tête ; et nous tombons, un à un, pareils à des soldats de plomb.


Même endroit, même heure, mêmes têtes, même galère, même quartier...


C’est amusant d’observer le comportement d’un gars qui écoute son mp3, surtout quand il
écoute du rap. Généralement, le gars en question est tellement dans son délire qu’il a tendance à
oublier qu’il est le seul à entendre la musique (et que par conséquent, il s’excite tout seul). Et
comme il se rend pas compte de ça, il réalise pas non plus que sa manière de rapper en répétant
un mot sur dix est totalement ridicule. En gros ça donne : « Nanananananana.... NOTRE
HISTOIRE ENCEINTE ! Nananana........ A TRAVERS LES ENCEINTES ! Palala il est grave
c’fils de pute ! (J’ai jamais compris pourquoi on insultait le gars s’il était grave). Redouane était
précisément dans la situation décrite plus haut, lorsqu’il dit ces paroles : « Nanananana, pour les
chers qu’on voit plus ! Un jour viendra notre tour, et la vie continue. »
« Hé c’est laquelle que t’écoutes là c’est Regretté ?
— Waaa Salsa il connaît Regretté ?! Je croyais que t’étais un kainry moi !
— C’est bon j’date pas de la dernière pluie (normal cette expression n’existe pas)
— Vas-y c’est de qui ?
— C’est de Rimeur, Original, Hardcore, Flow, Fluide ! On défonce comme la wid !
Et si j’rappe cagoulé dis-moi est-ce que tu me reconnaaaais ?! Palala il est
gravissime !
— Bin ouais hein ! Il est passé hier soir à la 2 en plus.
— Chépa j’ai pas vu ! »
Pour ceux qui auraient pas saisi, Redouane et Salim venaient de se répondre par des citations du
rappeur en question.
« C’est pas il a toujours l’air vénère quand il passe à la télé lui ? Moi j’attends rien du
showbizness t’as u, nous on vient de loin, là d’où vient on nous retirait les vers des pieds
avec une aiguille t’as u .

Molière a fait son temps t’as u.
— Ah ah 'Molière a fait son temps', il était grave quand il a dit ça ! Mais sah, Regretté
c’est une des meilleures qu’il a fait.
— Avec La vie continue aussi.
— Ouais c’est clair ! Mais Regretté elle est plus triste t’as vu ! T’as envie de pleurer
quand tu l’écoutes.
— Abuse pas Redouane, tu pleures pas en écoutant un son wesh ! Moi en tout cas ça me
fait pas pleurer. »
La sempiternelle exacerbation de la virilité . Alexandre intervint :
« Ah ouais c’est vrai toi tu pleures pas toi !
— Bah ouais les mecs fashion ça pleure pas attention !
— Pfff, aaaaziii , c’est bon j’me tais moi. »
Silence. C’était une de ces après-midi grises et humides que les habitants du Nord ne connaissent
que trop bien. Le ciel avait disparu derrière un amas de nuages gris, lesquels passaient lentement,
sans un bruit, pareils à des fantômes. L’atmosphère était pleine de sons étranges, des râles, des
sanglots, des plaintes oubliées, charriés par le vent du Nord, le tout parvenant à nos oreilles en
une symphonie lugubre. Il ne pleuvait pas, non ; chaque goutte semblait plutôt se jeter dans le
vide, désespérée, comme un homme qui s’allonge dans sa tombe pour attendre celle qui n’attend
pas. Je pensais l’espace d’un instant que toutes ces allusions funèbres n’étaient que le fruit de
mon imagination, mais voyant frissonner mes compagnons de fortune, je compris qu’il n’en était
rien, car ils ressentaient la même chose que moi. J’éprouvais une sensation étrange, presque
mystique, l’impression que quelque chose devait arriver, ici et maintenant. Le sentiment que des
paroles profondes et décisives devaient venir mettre fin à ce silence de mort.
C’est Alexandre qui parla le premier :
« Hé ouais les mecs, le monde part en couilles, et nous avec ». Bien que n’ayant rien à
voir avec notre dernière discussion, ses propos n’étonnèrent personne. Ils n’étaient que le
prolongement de nos pensées communes.
« Bah ouais zine....Les gens sont fous wAllah...Je comprends plus rien. Surtout à Grande-
Synthe. Franchement on dit que ça s’améliore, mais moi j’ai l’impression que ça empire...
— Nan abuse pas Redouane, y a plus rien maintenant ici. Avant ouais c’était le feu,
maintenant, pfff, c’est de la rigolade.
— Ouais j’avoue ça a pas empiré... Mais bon franchement il se passe encore pleins de
trucs. C’est nous on voit plus rien.
— Genre ?
— Bah chépa moi... Regarde par exemple ce qui s’est passé au Courghain y a pas
longtemps, le gars qui s’est suicidé après un braquage.
— Ché plus, ça fait longtemps...
— Mais si Alexandre, rappelle-toi ! Tu te rappelles toi Hakim, nan ? »
A l’époque, j’allais souvent jouer au city du Courghain avec mon pote Lorenzo. Là-bas j’avais
entendu des gars en parler.
« Ouais ouais je m’en rappelle. Si je dis pas de bêtises, le braquage a foiré, et le gars s’est
tiré une balle.
— Bah voilà , ça par exemple...
— Ouais mais ça c’est vite fait.
— C’est « vite fait » ? Wesh Salim on parle de gens qui sont morts là, respecte un peu ! Va
voir la famille et dis-leur 'c’est vite fait', tu verras ce qu’ils vont te répondre.
— Ouais c’est vrai t’as raison, staghfiroullah ... »
Silence.
« En fait c’que je voulais dire tout à l’heure c’est que par ici t’as pas de meurtres etc
comme à Paris et tout .. Tu vois c’que je veux dire ?
— Tu dis de la merde Salim ! ******* ******, ça te dit quelque chose ?
— Euh, ouais je crois ...
— Vas-y les gars expliquez-lui parce que là il me saoule là !
— Mais si Salim, c’est obligé tu t’en rappelles ! C’est passé à la télé et tout !
— Ah ouais c’était à Saint-Jacques, nan ? »
C était il y a quelques années. L’homme, armé d’un fusil, avait, il me semble, tiré une première
fois sur un café de Petite-Synthe. Puis il avait roulé jusque Saint-Jacques (Un quartier de Grande-
Synthe), où il tira de nouveau. Le lieu n’avait pas été choisi par hasard : le café était
majoritairement fréquenté par des jeunes d’origine maghrébine. C’est lors de ce deuxième tir que
le jeune ******* ****** fut mortellement touché.
« Lui quand il sort de prison il est mort !
— Façon sa vie elle est déjà foutue, il a pris j’sais plus trop combien d’années. . .
— En fait quand tu regardes bien y a plein d’histoires comme ça ... Ché plus c’était où, y
avait un gars de Grande-Synthe qui avait été retrouvé mort sur la plage ou un truc comme
ça...
— Ouais j’en avais entendu parler ... Mais ça fait longtemps ça je crois ...
— Encore là on parle des meurtres, mais y a pas que ça ! Les overdoses, les accidents de
moto, et tout ... Tu te rappelles Hakim, l’accident qu’on avait vu à Calcoen ? »
Comment aurais-je pu l’oublier ? J’étais tranquillement assis avec Redouane dans les tribunes du
stade Calcoen. Y avait deux motos qui tournaient ce jour là, et bien sûr les gars en question
roulaient très vite et prenaient de très gros risques. Bref la routine quoi. Soudain, alors qu’il
remontait la rue de Provence, un des deux gars a perdu le contrôle et a percuté une voiture qui
était garée sur le côté. Il a traversé le pare-brise. Je n’ai jamais su ce qu’il était devenu.
« Ouais ouais je m’en rappelle. Sur le coup j’étais choqué ! Quand tu regardes bien y a
trop de gens qui sont morts dans des accidents comme ça...
— Le p’tit *******, miskine, c’est comme ça qu’il est mort...
— Allah ya rahmou. Ça fait mal au coeur wAllah.... »
Silence.
« Ouais y a les overdoses aussi. Ça aussi on oublie. Mais c’était plus avant quand même...
— Nan même maintenant ... *******, t’as oublié ? C’est de ça qu’il est mort .
— A ouais, starghfiroullah, c’était y a pas longtemps en plus.... Putain c’est la merde en
fait....
— Pffff, c’est la hass .... Mais le pire dans tout ça, ce qui fait le plus mal au coeur, ce qui
fout vraiment le seum, c’est quoi ? C’est que tout ça c’est en grande partie de notre
faute ...
— Ouais Redouane bien t’as raison, c’est de notre faute si y en a qui meurent sur des
piwi, ouais bien, t’iras loin toi ...
— Nan c’est pas de notre faute, c’est en grande partie de notre faute ! On est bien contents
quand on voit un gars passer à fond comme ça, griller les feux rouges, faire des levées et
tout ! Mais quand y a un petit du quartier qui se fait renverser, là on fait tous ’ah, miskine,
le pauvre, il était jeune et tout’. Pour la drogue, pareil : on sait tous que y en a plein qui
trafiquent ici, mais on s’en bat les couilles ! Limite on est fiers de ça ! Mais quand un gars
du quartier meurt d’overdose, là tout le monde pleure ! Mais est-ce qu’on fait quelque
chose pour arrêter tout ça ? Nan rien, walou, rien du tout ! Au contraire, on s’en vante !
Ouais GS c’est chaud, il se passe ceci, il se passe cela, jusqu’au jour où y a un drame ! Ça
nous fait réfléchir un jour ou deux, et puis c’est reparti, tout le monde recommence !
WAllah faut qu’on se réveille les frères ! J’aime pas hluf dans le vide, mais là j’ai hluf !
wAllah faut qu’on se réveille ! Parce que un jour ça va nous toucher nous ou quelqu’un de
notre famille ! Mais quand les yeux se referment, les frères, il est trop tard pour se
réveiller »
Quand il parlait ainsi, Redouane me faisait frissonner de la tête aux pieds. C’était un ghettorateur
hors-paire. Il vous prenait le coeur au début de sa tirade, et ne vous le rendait qu’à la fin.
« Regarder sans être outrés, tant que cela n’arrive pas à nous. C’est un peu ça notre
problème.
— Sauf que la c’est pas la Palestine Hakim. C’est le quartier. Notre quartier. »
Silence. Nous avions épuisé le sujet. Chacun d’entre nous semblait perdu dans ses pensées, et
pourtant je suis persuadé qu’à cet instant précis, nous pensions tous la même chose. Il ne pleuvait
pas ; les gouttes s’écrasaient une à une sur le sol humide. Je me disais, pensif, qu’une goutte de
pluie, c’est un peu comme un être humain. Elle sort du nuage comme nous sortons du ventre de
notre mère, vit un temps, et s’écrase sur le sol glacé. Toute sa vie elle tombe, et voit sa fin arriver,
et pourtant, l’atterrissage est toujours douloureux. Il est des gouttes qui touchent le sol avant
d’autres. Il est des gens que nous voyons tomber, mais pour lesquels nous ne faisons rien. Au
contraire, nous sautons avec eux dans le vide.
Au quartier, rien n’a changé. Les morts sont là, dans la terre, mais personne ne les voit.
Parfois ils refont surface. Mais toujours nous nous empressons de les enterrer dans nos mémoires,
comme nous les avons enterrés dans le sol. Personne ou presque pour raisonner ceux qui flirtent
avec les tombes. Quelques voix dissidentes s’élèvent par intermittence, mais personne ne les
entend dans le tumulte des motos qui dérapent. Des plumes se dressent contre les trafics ; mais
leurs écrits restent lettres mortes. Les grands répètent sans cesse aux petits frères de ne pas suivre
leur chemin, comme un guide qui vous dirait d’aller à droite tout en allant à gauche. Les jeunes
roulent, les grands trafiquent. Les petits observent. J’ai peur que certains d’entre eux ne passent
pas la trentaine. D’autres vont tomber. Moi-même je vois quotidiennement des gens jouer avec
leur vie et celle des autres. Mes nouvelles n’y changeront rien. Le Soleil se lève, se couche, des
gens naissent, d’autres disparaissent. Grande-Synthe meurt, et renaît.

La Vie continue.

                                                                                       Fin.

1 commentaire:

  1. belle réflexion, tu casse des clichés de part ta façon d'écrire, il y a une différence entre les dialogues et le reste qui surprend à chaque fois ce n'est pas déplaisant

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