Poteau de l'Histoire de Quartier

Tout peut arriver

"Comment expliquez-vous que certains s'en sortent alors que d'autres non ?"

Je repense à la question que me posa cette journaliste à l'évocation de mon "parcours". Comment vous dire, Madame. Comment vous dire qu'ici tout est démultiplié, des destins de champion du monde aux coups du sort, qui enserrent les plus malheureux jusqu'à les engloutir totalement. Comment vous dire les victoires sans lauriers, les défaites sans arbitre, les sentences sans juge ; comment vous dire nos espoirs fervents, nos réussites miraculeuses, nos rêves insolents. Ces quartiers incertains qui font des Hommes et en détruisent d'autres. Ici tout le monde connaît quelqu'un en prison, un toxico, un enfant parti trop tôt.. Ici tout le monde connait un entrepreneur méritant, un sportif célèbre, une femme hors du commun. Tout le monde oscille entre ces extrêmes qui délimitent ces zones bâtardes, où tout peut arriver.
Madame la journaliste, je n'en sais rien. Je vous parlerais bien des fréquentations, du cadre familial, de la personnalité de chacun, mais je ne suis pas sûr que ces explications épuisent la question. Vous me demandez pourquoi certains s'en sortent quand d'autres s'écrasent, mais à ce jour, je ne m'en suis toujours pas sorti. Tout ce que je peux vous répondre, Madame, ma seule certitude, c'est que la vie continue, et qu'un livre ne suffirait pas à le crier en toutes lettres dans une France qui tombe.



Avis de lecteurs : Ismahane, Avignon





L'histoire a commencé il y a quelques années maintenant, un hiver de 2008 ou 2009. La mémoire m'échappe. L'histoire d'un blog star à l'époque lointaine où on aimait surfer sur skyrock.com. J'ai commencé à lire ce blog tout à fait par hasard, sans vraiment savoir de quoi parlait Histoires de quartier. Une page, deux pages, cent pages. Poignant. Je m'attache à la lecture de ces nouvelles, je me prends de curiosité pour leur auteur, discret et talentueux.
Beaucoup de choses que l'on pourrait transcrire sur ces nombreuses années, mais le coeur gardera ces confidences. L'essentiel à retenir est que Histoires de quartier à rimé avec connaissances, surprises, rires et moments durs.



Une oeuvre à découvrir, à lire et à relire, à déguster s'il vous plaît sans modération.

Avant-Propos

       Je rentre dans le bus avec ma dégaine de mec sans dégaine, style vestimentaire mi ghetto youth, mi classique, mi «  jeviensdemeréveillerlaissemoivivre ». Les gens me toisent et je les toise en retour. Sans haine ni mépris, juste le réflexe habituel du regard circulaire pour vérifier si «  ya quelqu’un », auquel cas je salam, et je vais m’asseoir un peu plus loin. Personne. Je croise rarement des têtes que je connais dans le 7 de toutes façons. C’est pour ça que je prends le 7 : je ne veux plus croiser personne. J’avance en m’accrochant aux barres pour ne pas tomber, et chaque virage un peu serré m‘envoie valser de l‘autre côté du bus. Les places du fond sont libres. Je me pose, mains dans les poches, et regarde le paysage défiler. Dans mon dos ma ville qui s’éloigne, et devant moi, une nouvelle vie qui s’ouvre, avec son lot d’épreuves, d’incertitudes et de doutes. Devant moi c’est la mort qui vient, au sens figuré comme au sens propre. Devant moi tout s’achève, et renaît - au sens figuré, comme au sens propre. Je me laisse porter par le courant sans savoir où la vie me mènera. Je ne sais plus où je suis, où je vais, ni comment. Je ne sais plus ce que je suis, ce que je deviens ou ce que je fais de ma vie. Personne ne le sait. Je sais juste que je viens d‘ici. J’ai fui.

       Mon nom est Hakim AKA Hashh, et je fus pendant plusieurs années l’une des plumes d’un quartier sans histoire, sous le pseudonyme peu original de HISTOIRES DE QUARTIER. Pendant plus de trois années, j’eus l’immense privilège de raconter ma ville devant des dizaines, puis des centaines de lecteurs et lectrices, des gens d’ici, comme des gens habitants de l’autre côté de la France, des amis proches comme de parfaits inconnus. Pendant plus de trois années, j’eus l’immense privilège de raconter ma vie à ceux et celles qui voulurent bien écouter, des gens d’ailleurs comme des gens d’ici, de parfaits inconnus comme des amis proches. Ce blog - car c’est d’un blog qu’il s’agit - fut sans aucun doute l’expérience la plus intense de toute ma courte vie. Animé d’un amour passionnel pour les miens, je forgeai mes lettres dans l’obscurité, au gré des émotions contradictoires qui faisaient battre mon cœur. J’inscrivis le tout dans une réflexion profonde sur la condition qui est la nôtre dans cette nation qu‘est la France, à moi et à ceux qui me ressemblent, et je jetai mon message à la mer, voulant y croire, mais sans trop espérer. Le résultat dépassa toutes mes attentes. En l’espace de quelques mois, je fus littéralement propulsé sur le devant de la scène, par le biais du bouche à oreille et du partage sur les réseaux sociaux. Je reçus des commentaires poignants à m’en transpercer le cœur, comme un contrecoup des cœurs que j’avais moi - même transpercés, sans le savoir. Je découvris la force de l’écriture et de la sincérité - car la sincérité était et est toujours, mon point de départ et mon idéal - et la formidable faculté à interpeller les consciences que la réunion des deux offre à celui qui tient la plume. Je déclarai ma flamme - au sens figuré comme au sens propre - , et à la lumière de ces mots, j’avançai dans mes ténèbres, vers ce qui devint au fil du temps mon seul et unique horizon. Je parle de tout cela avec la même passion que celle qui m’animait alors, mais en vérité aujourd’hui la passion n’est plus, comme le crépuscule qui flotte un instant sur l’océan, pour finalement couler et céder la place à une Lune pâle et froide. J’ai fui.

       OVERDOSE. Je ne trouve pas d’autres mots pour décrire le changement par lequel je suis passé. Je dois l’avouer pendant quelques temps je me suis mis à aimer ce semblant de «  notoriété » que m’apportait mes lettres, mais très vite mon naturel timide et réservé revint au galop. L’écriture démultiplia le poids déjà encombrant des relations interpersonnelles caractéristique des villes comme la mienne - ce fameux côté «  village »- , et comme une loupe, dévoila à mes yeux la laideur de nos ghettos. Mon côté marginal et solitaire n’en pouvait plus d’être HDQ aux quatre coins de la ville. Je voulais juste être moi, dans les yeux de mes proches. J’eus beaucoup de mal à admettre que ce qui fut le moteur de ma prose durant de longues années s’en était allé : l’amour de ma ville n’était plus. Le changement fut si brutal que j’en demeurai abasourdi pendant de longs mois. Et alors que j’écris cet avant - propos, mon esprit est encore groggy de cet assourdissant silence qui succède l’écriture. Je fus.

       Mais dans le fond est - ce une mauvaise chose que je ne trouve plus aujourd’hui la force d’écrire ? J’ai tellement voulu bien faire que certains en sont venus à avoir une bonne image de moi, alors qu’en coulisse les ténèbres et le vice faisaient dans mon cœur de l’ombre aux nobles qualités. A côté de ça j’ai vu mon égo littéraire s’enorgueillir des compliments qu’il recevait, à dix milles lieues de l’idéal de sincérité qui motivait mon écriture. La fin de cette épopée a au moins le mérite de mettre un terme à ces deux écueils. Je trainai ma peine de longs mois, en marge des murs de ma ville, évitant les grands axes, comme un loup que l’on traque. Je regardais mes blocs d’un œil éteint, le cœur mort. Il s’en fallut de peu que je n’enterrasse tout cela à jamais. Cependant, deux raisons m‘ont poussé à revenir et à publier ses nouvelles sous la forme d’un livre - en dehors de mon égo, ce satané égo. La première, c‘est ma mère. La seconde, c’est la volonté de partager avec d’autres ce fragment de mon âme qu’est Histoires De Quartier. Relisant ces nouvelles, j’avais le sentiment qu’il serait presque criminel de jeter par la fenêtre un tel message et de ne pas le partager. J’avais le sentiment qu’à l’époque où il vivait pour transmettre cet idéal mon cœur avait raison.

       Aujourd’hui il est aride et recroquevillé sur lui - même. C’est donc presque en étranger que je marche sur les traces de ce récit plein de vie. Mais comme cette histoire serait merveilleuse si la dernière personne que ces mots devaient toucher n’était autre que moi, et si au terme de ce livre que j’ai tant espéré je devais retrouver ma passion d’antan, et murmurer, comme pour moi - même, à l’abri de tous les regards : Je suis là.

















Bonne lecture,



HS.

Extrait du livre : Mauvaise Nouvelle

Comprendre le quartier. Je n’ai pas perdu de vue mon objectif. Je crois qu’on a maintenant
dépassé la vingtaine de nouvelles, et pourtant je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup avancé.
Certes, j’ai essayé de faire un peu d’ « analyse », d’apporter des réponses aux questions que je me
posais ; mais, au final, mes interrogations sont toujours là. Un peu comme si j’étais revenu à la
case départ après un long périple. Vraiment, j’ai l’impression qu’il y a ici quelque chose
d’insaisissable, quelque chose de... différent. Quelque chose qui fait que le quartier est le quartier,
en somme. Je le vois, je le vis, je le sens, je l’écris, et ma plume tourne autour, sans jamais réussir
à le saisir vraiment. C’est une ambiance, une mentalité, une façon de vivre, d’être, de penser, une
réalité diffuse qui relie chacun d’entre nous à tous les autres. Ce sont des rires, des sourires, des
pleurs, des paroles, des comportements, des gestes, des discours, des aspirations, des frustrations,
des craintes, des espoirs...Vraiment, tout cela me fascine.
Il est une réalité sur laquelle je ne me suis pas assez penché, et pourtant elle est presque
omniprésente. D’ailleurs, c’est peut-être parce qu’elle est toujours là avec nous qu’on n’y prête
plus attention, un peu comme un vêtement que l’on porte depuis tellement longtemps qu’on ne le
sent plus sur sa peau. Ce vêtement, c’est la galère. On ne naît pas avec, ce sont les plus grands qui
nous apprennent à l’enfiler durant nos jeunes années. Mais une fois sur le dos, c’est un vêtement
qui nous suit partout, et ne nous quitte jamais.

***

 « Salam Hakim ça va ou quoi ?!
— Ça va hamdullah et toi ! Tin j’ai l’impression que je t’ai pas vu depuis 10 ans !
— J’avoue ça fait deux semaines déjà là ! (Ouais 10 ans, deux semaines... C’est la même)
— Qu’est-ce ça raconte Salim ?
— Oh bin écoute, rien de spécial !
— La galère ou quoi ?
— C’est pire que la galère mon frère ! Y a personne !
— J’avoue y a pas un chat on dirait...
— Pas un chat, pas un chien, rien, les gens ils dorment j’sais pas ce qu’ils font !
— T’as fait quoi cette semaine ?
— Rien j’ai traîné un peu avec la clique wAllah (pourquoi dit-on 'wAllah' pour des
banalités ?)
— Ils racontent quoi eux ?
— Bah ça va hamdullah, rien d’spécial... Hé hier Toufik il m’a fait dheeeeek ! Hahahaha !
— Genre il a fait quoi ?
— En fait on était... ahahahaha ! Attends j’arrive pas à le raconter ! »
Salim était plié en deux avant même d’avoir raconté le truc. Au bout de quelques secondes il se
reprit, et enchaîna :
« Tu vois on était à l’*** avec la clique et tout, Toufik il était parti faire son heure de
conduite. Hé genre il demande 'M. Untel il est là ?', la meuf elle lui fait nan et tout,
Toufik il insiste, elle fait 'Nan il est malade', il fait 'Moi aussi j’suis malade madame', mais
genre sérieusement et tout, sans rigoler ! J’étais mort ! Après elle fait 'je plaisante pas', il
fait 'Mais moi non plus madame'. Nous on était derrière on était mort, on en pouvait plus,
 miskina la meuf elle était toute rouge et tout, et genre en partant Toufik il fait 'Vous aurez
affaire à mon avocat madame'. Hahahaha !
— Des barres il est trop Toufik j’aurais kiffé être là ! Ça me fait penser faut que je
m’inscrive au code !
— Bah ouais inscris-toi tu fais quoi toi ! Le mec il donne tout son dossier d’inscription
mais il paye pas hahaha !
— 400 euros wech !Herchuuum !
— Mais arrête je suis sûr que tu les as avec toutes tes bourses enfoiré va !
— Ouais t’inquiète je rigolais ! Bref on verra j’ai le temps... Et on va où là en fait ?
— Chépa wAllah, on fait des tours... »
« Faire des tours »... C’est tout un art ! Ce que j’appelle « faire des tours », c’est la même
chose que « zoner », sauf que c’est en mouvement. C’est « errer » si vous voulez. D’abord, vous
formez un groupe, deux, quatre, six, douze, peu importe, tant que vous n’êtes pas seul. Vous
verrez jamais un mec « faire des tours » tout seul (à moins qu’il ne soit un peu barré dans sa tête,
ce qui, par les temps qui courent, est plutôt courant). Ensuite vous adoptez une démarche lente et
saccadée, qui indiquera à celui qui vous verra passer devant lui (plusieurs fois, bien entendu)
« Regarde-moi, je vais nulle part, et je kiffe » ; lequel individu, s’il galère (ce qui est fort
probable), vous rejoindra sur un « Vas-y j’avance avec vous », avec plus ou moins d’entrain,
selon que vous semblez ou non vous dirigez vers chez Ali (kebab). Vous continuez ainsi pendant
quelques temps, une demie-heure, une heure, ou plus, jusqu’à ce que l’un des « faiseurs de tour »
lance un « Hé venez on va se poser là-bas » ; et sur ces mots, toute votre petite équipe se dirige
mollement vers le point de chute, et le mec qui vous avait rejoint en cours de route vous quitte, et
repart se poser près de chez Ali, l’eau à la bouche, à la recherche d’une âme charitable pour le
 nourrir. On passait des journées entières à tourner ; mais on ne s’ennuyait pas, bien au contraire.
Combien de fous rires sous le ciel ensoleillé, combien de discussions profondes sous le croissant
de lune, combien de souvenirs à jamais gravés dans ma mémoire ? Autant de choses que je
n’aurais sans doute jamais vécues si j’avais grandi ailleurs qu’au quartier.
Notre point de chute à nous fut Calcoën. Ah oui c’est vrai, vous ne connaissez pas, vous êtes des
gens du dehors vous, c’est vrai. Le stade municipal André Calcoen, initialement réservé aux
matchs de club, mais quotidiennement envahi par des hordes de basanés (Brrrrr, ils sont partout !)
qui viennent jouer sur les terrains, dans la normale. Avant la police coursait les petits qui
escaladaient les grilles. Mais je crois que quand ils ont vu que, en plus de les escalader, les gens
faisaient des trous dans les grilles avec des pinces, ou creusaient des trous dans la terre pour
passer en dessous, ils ont compris que la lutte était perdue d’avance. Et puis, ils avaient qu’à nous
laisser le terrain rouge ! HAHAHA ! Enfin, brrrrrrref !
Ce jour-là c’est en toute légalité que nous pénétrions dans le stade, vu que c’était samedi, et que
l’ASAGS (« ArabesSansArgentQuiGagnentSouvent » ndlr) jouait contre Hazebrouck (les
pauvres !), et que par conséquent, le stade était ouvert au public. Direction, les tribunes !
« Wesh Youssef ! Ça va ou quoi ! Ça fait quoi ? »
Youssef s’était tellement vite intégré au paysage, que souvent j’en oublie qu’il vient du bled. Il
avait cependant conservé un petit accent :
« Je suis venu voir les arabes gagner !
— Ils jouent contre la campagne ou quoi ?
— Ouais ils jouent contre Hazebrouck.
— C’est pas la campagne Hazebrouck !
— Ouais c’est pareil ils vont se faire massacrer ! L’ASAGS ils sont premier au
 classement, ils bouffent tout le monde ! ALLEZ LES BOUGNOULES ! »
Oula, ça va être dur pour Hazebrouck ! Heureusement pour eux les tribunes étaient plutôt vides,
parce que c’était un match de moins de 15 ; mais quand c’était des matchs de senior, les tribunes
étaient parfois remplies, et des fois c’était le feu ! Je me rappelle, un jour, alors que je jouais avec
un pote sur le terrain situé de l’autre côté du stade (en toute légalité, vous l’aurez compris), on a
entendu « OUAAAAAAAAAAIIIIIIIIIIIS ! » et on a vu toute la tribune descendre sur le terrain,
et c’est parti en bagarre général . Personne n’a jamais su pourquoi.
« Mais c’est quoi cet arbitre ! Héé même ma grand-mère elle arbitre mieux que toi !
— Penaltyyyy !
— Hors-jeeuuu !
— Six-mètres !
— Mi-temps !
— Miskine les gars d’Hazebrouck ils sont en stress ! »
Ne vous inquiétez pas, mes deux compagnons s’en sont aussi pris à l’ASAGS !
« Mais cours sale arabe ! Hé arrête les kebabs toi ! BOUGNOUUULES ! Arrête le
couscous ! »
Hé moi, pendant ce temps-là, j’étais plié en quatre ! Je sais, c’est pas amusant, pauvre petits
hazebrouckois, patati patata.... Mais, désolé, c’était trop des barres ! A un moment un joueur de
Hazebrouck a voulu escalader la rambarde pour aller chercher la balle, et son entraîneur lui a dit
« Nan fais-le tour Simon ! » Le pauvre, il a eu le droit à des « Hé Simon, fais le tour ! Hé
Simon, finis ton assiette ! Simon, va prendre ton bain ! Simon, c’est l’heure du goûter ! Simon tu
es puni ! ». Nan là je le reconnais c’est vraiment pas bien.....PFAHAHAHAH ! Désolé, mon autre moi-même ne peut pas s’empêcher de rire !
 « Assalamou’aleykoum la famille ! Ça va ou quoi ?
— Salam Ali ! Ouais ça va hamdullah, qu’est-ce ça raconte ?
— Oh rien d’spécial wAllah !
— Vous avez gagné ? (Ali entraîne l’équipe de mon petit frère)
— On a gagné à l’envers mon frère ! 4-1 !
— Saaale c’était contre qui ?
— Dunkerque Sud ! Hé je te jure ils nous ont fait le barça !
— Bah ouais c’est Dunkerque c’est pas Rexpud ou j’sais pas quoi là ! Noudjoum il a
marqué ?(mon petit frère)
— Nan, il a failli marquer en plus ! Un beau coup franc, bien enroulé et tout, mais ça a
tapé la barre !
— Ça y est quand je vais rentrer il va me saouler avec ça !
— Ils jouent contre qui l’ASAGS là ?
— Contre Hazebrouck.
— Ah la campagne !
— Mais arrêtez c’est pas la campagne !
— Hé taisez-vous, taisez vous !
— Quoi ya quoi ?
— C’est qui les deux meufs là-bas près de Décathlon ?
— N’al chaytan ! Tu nous interromps pour ça ! Un haramiste de première ce mec ! Va te
marier !
— Youssef t’es un radar !
— T’inquiète elles étaient même pas encore sorties de chez elle je les avais déjà vues !
 — Vas-y regarde le match au lieu de dire n’importe quoi !
— Faut que j’assure ma descendance !
— Je vais appeler ton père tu vas voir c’est quoi descendance ! Il va t’monter en l’air !
— Vas-y venez on descend des tribunes on va à côté du terrain on sera mieux ! »
En descendant, on croise Saïd, un pote à mon petit frère. Pour présenter le personnage, Saïd (10
ans) m’a un jour coursé avec une batterie de voiture, en essayant de me la jeter dessus, bien
entendu. Pour rigoler. Fin de la parenthèse.
« Monsieur Le Noir t’as pas de la monnaie sur 20 euros ?!
— Heeeiiin t’as cru j’étais une banque ou quoi ?!
— La banque de France ! Nan la Banque d’Afrique !
— C’est pour quoi faire ?
— Je dois acheter mon équipement de l’ASAGS !
— Nan sérieux j’ai que quatre euros sur moi là !
— Mytho, vide tes poches !
— J’ai rien Saïd !
— Bah je te fais des guilis !
Hé t’as pas intérêt ! »
Meeeeeerde ! Les guilis, mon point faible ! Fuyons !

***

Cinq minutes et dix tours du terrain plus tard, je revenais, essoufflé, vers Youssef, Salim et Ali,
qui regardaient le match sur le bord du terrain :
 « Hakim tu te fais racketter par un petit de 10 ans !
— Nan t’inquiète, je me suis débarrassé de lui.
— T’as fait comment ?
— Je lui ai donné un bonbon.
— Tous pareils ces petits jnouns, ya que la bouffe qui les intéresse !Il continue à faire la
manche là ?
— Hahaha enfoiré ! Nan je lui ai dit ’ tu vas faire comment ? ’ il m’a dit ’J’vais vendre la
drogue’.
— ’Endek il est capable lui !
— Herchum il a dix ans! »
Saïd débarque avec un grand sourire, et dit, bien fort :
« Hakim, TU VEUX DU SHIT ?!
— Qu’est-ce tu racontes toi ?! »
Une mère de famille, apparemment venue tout droit d’Hazebrouck s’est tourné vers nous, a
bloqué un instant, puis s’est retourné.
« Attends je vais demander à la madame !
— Saïd arrête tes..
— Madame vous voulez du..
— Saïd !
— Chocolat ? Faut aller demander au noir là bas, il en a plein sur lui ! Tout partout !
— Saïd, je t’attrape t’es mort ! »
Et c’est reparti pour cinq minutes de course poursuite !

***

De retour sur le bord du terrain :
« Wesh ça fait combien combien ?
— 3-0 zzine ! Hazebrouck ils vont pleurer ce soir ! »
Et PAAAF.
« Waaa sale ! Le coup qu’il s’est pris !
— Nan, dis-moi pas que c’est pas vrai !
— Miskine, il aura pas de descendance lui ! »
Le pauvre hazebrouckois s’était pris un coup de pied mal placé... Pas besoin de vous faire un
dessin !
« Il sort. Miskine il pleure !
— T’es un tueur tu cries ’ hé Simon, escalade la barrière !’ .
— Hahaha t’es un ouf toi tu veux le tuer ! Déjà que là il souffre, tu veux le faire souffrir
encore plus !
— Nan tu cries ’Simon ! Y en a une qui est tombée !’
— HAHAHA Fils de p*** j’ai failli khra dans mon froc ! Vas-y arrête de me faire dhek
j’vais attraper l’appendicite !
— Hahahaha ze’ma t’as cru t’attrapes l’appendicite en rigolant !
— (Saïd, qui s’incruste) Hé Simon, tu veux du chocolat ?!
— Saïd, un conseil : sauve-toi !
— Donne ton bras j’ai faim !
— Cours ! »

***

Le match était fini, et le stade se vidait progressivement. Enfin, « se vidait », les
spectateurs partaient, mais sur l’autre terrain, c’était l’effervescence, alors que se préparait ce que
l’on appelle « le match des blédards ». Imaginez, trente types sur un terrain initialement réservé
aux matchs officiels, une bonne partie d’entre eux étant des darons portant la barbe, se réunissant
tous les week-end sur un terrain municipal pour jouer. C’est ça le match des blédards. Jouer à
Grande-Synthe, c’est vraiment jouer « à l’extérieur ! »
« Imagine t’as un petit français qui vient qui dit ’euh ça a l’air trop chouette euh j’peux
jouer !’.
— Pourquoi ’ petit français ’ herchum ! T’es quoi toi ?!
— Moi je suis algérien, qu’est-ce qui se passe !
— Moi je suis français, hein, j’ai ma carte d’identité, je suis français c’est tout !
— Un français qui parle schleuh, ouais t’es bien toi ! Vas-y va manger ta côte de porc !
— Hahaha fils de p*** ! Ça me rappelle une fois j’étais en classe, et dans ma classe y
avait quasiment que des schleuh tu vois, on nous appelait 'la classe des schleuh' tellement
on était nombreux ! Et genre ils te font quoi hein, ils disent 'Venez on parle que en
schleuh'. Le prof on l’a rendu fouuuuuu ! Genre il posait une question, on répondait en
schleuh ! Mais le pire c’est qu’on donnait les bonnes réponses t’as vu, mais en schleuh !
Le prof il a pété un câble il a fait 'Bon j’en ai marre de vos bêtises ! Chez vous vous parlez
la langue que vous voulez, mais ici, vous devez parler français ! '
— Bande de fous va, normal après que les gens ils aiment pas les bougnoules ! Moi un
jour je m’en rappelle, j’étais en techno, je faisais un montage et tout, et genre j’appelle le
prof, je demande 'Monsieur c’est bon ?' il me fait oui et tout. Je démarre le truc hein,
t’entends « VVVVVVVVVV ! ». Plus de courant, pas cours pendant deux semaines
 mon frère !
— Heiiiin, moi un jour j’ai fait un attentat ! Tu sais c’est quoi ? Un attentat ! En chimie, le
prof il nous dit ’attention, ne mélangez surtout pas les deux produits, ça pourrait
exploser !’ Mon pote il était à côté de moi je le regarde je fais ’Bon bah... mélangeons !’.
Tac je mélange et tout... T’entends 'BAAAM' ! Y avait de la fumée noire et tout, le
prof il a pris l’extincteur, il a éteint le truc et tout ! Un truc de fou Al Qaeda sa race !
— Al Qaeda Grande-Synthe les pires de tous !
— Tu sais pas toi ! »
Soudain un mec passe en voiture, vitres baissées, et crie dans un haut parleur : « Police
nationale ! Mains en l’air ! Ouaiss Hakiiiiiim ! Ouais Sciences po ! T’as flippé ou quoi ?! » J’eus
à peine le temps de répondre, la voiture était déjà partie.
« Hé j’ai rêvé ou il avait un haut parleur ?
— J’sais pas, j’sais même pas c’était qui !
— Mais c’est quoi ce quartier de k-sos !
— WAllah moi j’préfère habiter dans un quartier de k-sos que dans un quartier de
bourges ! T’imagines ’Euh mère, pourriez-vous me passer un peu de thym s’il vous
plaît ?’ ; toi t’arrives chez toi ta daronne elle te dit ’va acheter du sel à aldi’, tu le
ramènes elle fait ’ nan ci pas souila ’ !
— Mère, j’ai une petite copine.
— Mère, je suis enceinte.
— C’est des oufs !
— Grave ! »
Le discours du « quartier » se caractérise pas un besoin de différenciation et de distanciation vis-
à-vis de tout ce qui n’est pas lui, ici le « bourge », plus haut , « la campagne ». Et si la tolérance
de chaque « groupe » vis-à-vis des autres groupes a toujours des limites, dans le cas du quartier,
l’intolérance atteint parfois des sommets. On a tellement baigné dedans que ça nous paraît
normal. Pourtant les discours sont parfois très violents. Et je dois avouer qu’il m’arrive parfois de
me dire dans ma tête « Sale fils de bourge ! ».
Finalement notre long périple nous avait amené au city : la boucle était bouclée. Toute la
clique était posée là, en train de galérer, ainsi que quelques grands du quartier. Je venais de moins
en moins souvent au city, et pourtant, à chaque fois, je faisais le même constat. Ça se chamaille,
ça se tape des barres, ça vit, ça grouille et tout, mais malgré tout ça, ça pue la galère. Les mêmes
têtes, les mêmes dégaines, les mêmes histoires foireuses, sans cesse.
« Wesh Khalid, ça se passe ou quoi ?
— Ça se passe dans l’espace !
— Qu’est-ce ça fout ?
— Rien on est là hein... »
Y a des moments comme ça, où plus personne ne parle, où ça ramasse des cailloux pour les jeter
machinalement sur le banc d’en face, où ça fait des dessins sur le sol avec des bouts de bois, où
ça se met à rapper à voix basse, avant de retomber dans le silence, où ça regarde au loin, comme
si quelqu’un devait arriver d’une minute à l’autre ; y a des moments comme ça, qui sont des purs
moments de galère. Et pourtant, galère ne veut pas forcément dire « désoeuvrement », même si les
deux sont liés. Peut-être qu’il y a trente ans à Grande-Synthe, voire plus, les jeunes « galéraient »
vraiment, dans le sens où il n’y avait « rien à faire », pas d’activité pour les jeunes, comme c’est
encore le cas - je suppose- dans certains quartiers de France. Mais aujourd’hui, à Grande-Synthe,
ce ne sont pas les activités qui manquent. On a quand même un cinéma (à deux euros trente),
plusieurs « espaces jeunes », clubs sportifs, une école de musique, le « Palais du littoral » (salle
de concert, etc), une galerie d’art, une médiathèque, et j’en passe.. Non, vraiment, y’a pas moyen
de s’ennuyer sur Grande-Synthe. Et pourtant, on galère quand même. Pourquoi ? Parce que la
galère n’est pas, ou n’est plus l’absence d’activité : elle est devenue une activité à part entière.
Pour être plus précis, elle est devenue une façon d’être et de se comporter qui intervient dans une
grande partie de nos activités, à tel point que souvent à la question « tu fais quoi ? » on répond
souvent « rien je galère » alors que l’on fait quelque chose. En résumé, je crois que le mal a
survécu aux causes qui l’ont engendré. Comme si, ici, aujourd’hui n’était que le cliché à jamais
figé d’une époque où le désoeuvrement était une réalité. D’ailleurs, cette logique peut-être élargi à
d’autres domaines. Bien sûr que la pauvreté, le chômage, la concentration dans les mêmes
espaces de populations cumulant les handicaps économiques et sociaux sont générateurs de
délinquance et de comportements « déviants ». Mais ces déviances, ces incivilités quotidiennes
(faire un petit tag sur un mur ou un tour du parc en Pee-Wee, des choses qui nous sont tellement
familières, qu’elles nous semblent normales), résultent aussi d’une espèce « d’apprentissage »,
d’une sorte de « patrimoine » que les petits du quartier reçoivent en « héritage » (entre guillemets
bien sûr). Le petit qui va taguer ne se dit pas « je vais aller écrire ’GS en force’ parce que je suis
pauvre ». Il tague parce que, pour lui, c’est un comportement tout à fait normal : tout le monde le
fait. Pire encore, quand la situation économique et sociale s’améliore, et que le cadre de la ville
change, certains ont tendance à multiplier ces incivilités, ces déviances, comme pour prouver que
le quartier mérite encore d’être appelé « un quartier ». C’est, je pense, à la lumière de ces
explications qu’il faut comprendre l’échec des politiques publiques entreprises envers les
quartiers depuis les années 80. On a beau retirer le couteau, la plaie est toujours là, et continue de
saigner.
Sur le toit de l’Espace Jeunes, des petits (dont Saïd) s’amusaient à nous jeter des cailloux en
chantant une marseillaise quelque peu remixée :
« Allons arabes de la patriiii-i-e, les tickets loisirs soooont, arrivés ! »
(En criant)
« Hé descends où je vais le dire à ta mère !
— Bah monte gros sac !
— Fais-le malin ! Tu joues pas samedi !
— Pourquoi ?! Vas-y je descends je descends !
— Nan nan c’est tout !
— Vas-y Ali s’te plaaaît !
— On en parlera à l’entraînement ! T’as intérêt à venir ! Et ramène l’argent pour ta
licence !
— J’en parlerai à mon cheval !
— Jthek pas Saïd !
— Mon cheval il thek bien lui ! Hé hakiiiiim ! TU VEUX DU SHIT ! Hahahahaha ! »
Délires du quartier, à nul autre pareil.

***

Il m’a fallu du temps, mais je crois que j’ai enfin compris. Jusque là, j’observais la partie
émergée de l’iceberg, et regardant notre manière d’être, nous écoutant parler, je disais, « voilà, un
quartier c’est ça ». Mais je sentais qu’il me manquait quelque chose, le « pourquoi » qui reliait
entre eux tous ces « comment ». La réponse était pourtant sous mes yeux. Je n’avais juste pas
pensé à lever le voile qui m’en séparait. Cette réponse n’était pas la galère, mais le mal qu’elle
couvait. Cette réponse n’était pas le sang qui coule, mais la plaie qui saignait. Cette réponse
n’était pas la douleur, mais le coup, qui fait mal.
Il ne suffit pas de détruire des barres et de construire des maisons, ou même de lutter contre le
chômage pour faire diminuer la délinquance, Grande-Synthe en est la preuve. Ce que n’ont pas
compris ceux qui tiennent ce genre de discours, c’est que le quartier est un milieu pathogène par
essence. Chaque quartier porte en lui la trace d’une espèce de blessure primordiale, qui peine à se
refermer. On aura beau retirer le couteau, le mal est fait. Chaque génération grandit dans cette
espèce de gigantesque plaie à ciel ouvert, et en reste marquée - à vie. Le quartier n’est qu’une
plaie. Le quartier n’est qu’une blessure. Je crois que c’est ça que je cherchais depuis le début.

Françaises, Français, j’ai une bien mauvaise nouvelle à vous annoncer. J’ai peine à croire que les
choses iront en s’améliorant dans nos ghettos, car selon toute vraisemblance, le problème de nos
quartiers...

C’est le quartier lui-même.

                                                                                    Fin. 

Extrait du Livre : La Vie continue

Au départ, quand j’ai lu ce commentaire sur le blog, dans lequel un lecteur me
faisait remarquer que le quartier, c’était pas des tapages de barre h24, et me demandait de
parler des meurtres, des bavures et autres faits tout aussi dramatiques, je me suis dit : « Non,
j’peux pas faire ça. Y a pas tout ça à Grande-Synthe. Ça c’est le lot des grandes cités
parisiennes, voire celui des ghettos américains ». Je m’étais trompé. Grande-Synthe a aussi ses
morts. Je les avais juste oubliés. Ce texte leur rend hommage
.




      Il est inutile de chercher à prouver au moyen de pseudos démonstrations scientifiques la
supériorité ou l’infériorité de telle ou telle « race » par rapport à une autre. La meilleure preuve
de l’égalité entre les hommes, c’est l’égalité face à la mort.
C’est hagards que nous débarquons dans cette vie, et c’est souvent lorsque l’on commence
à trouver ses marques et à s’attacher à ce monde que la mort nous abat froidement d’une balle
dans la tête ; et nous tombons, un à un, pareils à des soldats de plomb.


Même endroit, même heure, mêmes têtes, même galère, même quartier...


C’est amusant d’observer le comportement d’un gars qui écoute son mp3, surtout quand il
écoute du rap. Généralement, le gars en question est tellement dans son délire qu’il a tendance à
oublier qu’il est le seul à entendre la musique (et que par conséquent, il s’excite tout seul). Et
comme il se rend pas compte de ça, il réalise pas non plus que sa manière de rapper en répétant
un mot sur dix est totalement ridicule. En gros ça donne : « Nanananananana.... NOTRE
HISTOIRE ENCEINTE ! Nananana........ A TRAVERS LES ENCEINTES ! Palala il est grave
c’fils de pute ! (J’ai jamais compris pourquoi on insultait le gars s’il était grave). Redouane était
précisément dans la situation décrite plus haut, lorsqu’il dit ces paroles : « Nanananana, pour les
chers qu’on voit plus ! Un jour viendra notre tour, et la vie continue. »
« Hé c’est laquelle que t’écoutes là c’est Regretté ?
— Waaa Salsa il connaît Regretté ?! Je croyais que t’étais un kainry moi !
— C’est bon j’date pas de la dernière pluie (normal cette expression n’existe pas)
— Vas-y c’est de qui ?
— C’est de Rimeur, Original, Hardcore, Flow, Fluide ! On défonce comme la wid !
Et si j’rappe cagoulé dis-moi est-ce que tu me reconnaaaais ?! Palala il est
gravissime !
— Bin ouais hein ! Il est passé hier soir à la 2 en plus.
— Chépa j’ai pas vu ! »
Pour ceux qui auraient pas saisi, Redouane et Salim venaient de se répondre par des citations du
rappeur en question.
« C’est pas il a toujours l’air vénère quand il passe à la télé lui ? Moi j’attends rien du
showbizness t’as u, nous on vient de loin, là d’où vient on nous retirait les vers des pieds
avec une aiguille t’as u .

Molière a fait son temps t’as u.
— Ah ah 'Molière a fait son temps', il était grave quand il a dit ça ! Mais sah, Regretté
c’est une des meilleures qu’il a fait.
— Avec La vie continue aussi.
— Ouais c’est clair ! Mais Regretté elle est plus triste t’as vu ! T’as envie de pleurer
quand tu l’écoutes.
— Abuse pas Redouane, tu pleures pas en écoutant un son wesh ! Moi en tout cas ça me
fait pas pleurer. »
La sempiternelle exacerbation de la virilité . Alexandre intervint :
« Ah ouais c’est vrai toi tu pleures pas toi !
— Bah ouais les mecs fashion ça pleure pas attention !
— Pfff, aaaaziii , c’est bon j’me tais moi. »
Silence. C’était une de ces après-midi grises et humides que les habitants du Nord ne connaissent
que trop bien. Le ciel avait disparu derrière un amas de nuages gris, lesquels passaient lentement,
sans un bruit, pareils à des fantômes. L’atmosphère était pleine de sons étranges, des râles, des
sanglots, des plaintes oubliées, charriés par le vent du Nord, le tout parvenant à nos oreilles en
une symphonie lugubre. Il ne pleuvait pas, non ; chaque goutte semblait plutôt se jeter dans le
vide, désespérée, comme un homme qui s’allonge dans sa tombe pour attendre celle qui n’attend
pas. Je pensais l’espace d’un instant que toutes ces allusions funèbres n’étaient que le fruit de
mon imagination, mais voyant frissonner mes compagnons de fortune, je compris qu’il n’en était
rien, car ils ressentaient la même chose que moi. J’éprouvais une sensation étrange, presque
mystique, l’impression que quelque chose devait arriver, ici et maintenant. Le sentiment que des
paroles profondes et décisives devaient venir mettre fin à ce silence de mort.
C’est Alexandre qui parla le premier :
« Hé ouais les mecs, le monde part en couilles, et nous avec ». Bien que n’ayant rien à
voir avec notre dernière discussion, ses propos n’étonnèrent personne. Ils n’étaient que le
prolongement de nos pensées communes.
« Bah ouais zine....Les gens sont fous wAllah...Je comprends plus rien. Surtout à Grande-
Synthe. Franchement on dit que ça s’améliore, mais moi j’ai l’impression que ça empire...
— Nan abuse pas Redouane, y a plus rien maintenant ici. Avant ouais c’était le feu,
maintenant, pfff, c’est de la rigolade.
— Ouais j’avoue ça a pas empiré... Mais bon franchement il se passe encore pleins de
trucs. C’est nous on voit plus rien.
— Genre ?
— Bah chépa moi... Regarde par exemple ce qui s’est passé au Courghain y a pas
longtemps, le gars qui s’est suicidé après un braquage.
— Ché plus, ça fait longtemps...
— Mais si Alexandre, rappelle-toi ! Tu te rappelles toi Hakim, nan ? »
A l’époque, j’allais souvent jouer au city du Courghain avec mon pote Lorenzo. Là-bas j’avais
entendu des gars en parler.
« Ouais ouais je m’en rappelle. Si je dis pas de bêtises, le braquage a foiré, et le gars s’est
tiré une balle.
— Bah voilà , ça par exemple...
— Ouais mais ça c’est vite fait.
— C’est « vite fait » ? Wesh Salim on parle de gens qui sont morts là, respecte un peu ! Va
voir la famille et dis-leur 'c’est vite fait', tu verras ce qu’ils vont te répondre.
— Ouais c’est vrai t’as raison, staghfiroullah ... »
Silence.
« En fait c’que je voulais dire tout à l’heure c’est que par ici t’as pas de meurtres etc
comme à Paris et tout .. Tu vois c’que je veux dire ?
— Tu dis de la merde Salim ! ******* ******, ça te dit quelque chose ?
— Euh, ouais je crois ...
— Vas-y les gars expliquez-lui parce que là il me saoule là !
— Mais si Salim, c’est obligé tu t’en rappelles ! C’est passé à la télé et tout !
— Ah ouais c’était à Saint-Jacques, nan ? »
C était il y a quelques années. L’homme, armé d’un fusil, avait, il me semble, tiré une première
fois sur un café de Petite-Synthe. Puis il avait roulé jusque Saint-Jacques (Un quartier de Grande-
Synthe), où il tira de nouveau. Le lieu n’avait pas été choisi par hasard : le café était
majoritairement fréquenté par des jeunes d’origine maghrébine. C’est lors de ce deuxième tir que
le jeune ******* ****** fut mortellement touché.
« Lui quand il sort de prison il est mort !
— Façon sa vie elle est déjà foutue, il a pris j’sais plus trop combien d’années. . .
— En fait quand tu regardes bien y a plein d’histoires comme ça ... Ché plus c’était où, y
avait un gars de Grande-Synthe qui avait été retrouvé mort sur la plage ou un truc comme
ça...
— Ouais j’en avais entendu parler ... Mais ça fait longtemps ça je crois ...
— Encore là on parle des meurtres, mais y a pas que ça ! Les overdoses, les accidents de
moto, et tout ... Tu te rappelles Hakim, l’accident qu’on avait vu à Calcoen ? »
Comment aurais-je pu l’oublier ? J’étais tranquillement assis avec Redouane dans les tribunes du
stade Calcoen. Y avait deux motos qui tournaient ce jour là, et bien sûr les gars en question
roulaient très vite et prenaient de très gros risques. Bref la routine quoi. Soudain, alors qu’il
remontait la rue de Provence, un des deux gars a perdu le contrôle et a percuté une voiture qui
était garée sur le côté. Il a traversé le pare-brise. Je n’ai jamais su ce qu’il était devenu.
« Ouais ouais je m’en rappelle. Sur le coup j’étais choqué ! Quand tu regardes bien y a
trop de gens qui sont morts dans des accidents comme ça...
— Le p’tit *******, miskine, c’est comme ça qu’il est mort...
— Allah ya rahmou. Ça fait mal au coeur wAllah.... »
Silence.
« Ouais y a les overdoses aussi. Ça aussi on oublie. Mais c’était plus avant quand même...
— Nan même maintenant ... *******, t’as oublié ? C’est de ça qu’il est mort .
— A ouais, starghfiroullah, c’était y a pas longtemps en plus.... Putain c’est la merde en
fait....
— Pffff, c’est la hass .... Mais le pire dans tout ça, ce qui fait le plus mal au coeur, ce qui
fout vraiment le seum, c’est quoi ? C’est que tout ça c’est en grande partie de notre
faute ...
— Ouais Redouane bien t’as raison, c’est de notre faute si y en a qui meurent sur des
piwi, ouais bien, t’iras loin toi ...
— Nan c’est pas de notre faute, c’est en grande partie de notre faute ! On est bien contents
quand on voit un gars passer à fond comme ça, griller les feux rouges, faire des levées et
tout ! Mais quand y a un petit du quartier qui se fait renverser, là on fait tous ’ah, miskine,
le pauvre, il était jeune et tout’. Pour la drogue, pareil : on sait tous que y en a plein qui
trafiquent ici, mais on s’en bat les couilles ! Limite on est fiers de ça ! Mais quand un gars
du quartier meurt d’overdose, là tout le monde pleure ! Mais est-ce qu’on fait quelque
chose pour arrêter tout ça ? Nan rien, walou, rien du tout ! Au contraire, on s’en vante !
Ouais GS c’est chaud, il se passe ceci, il se passe cela, jusqu’au jour où y a un drame ! Ça
nous fait réfléchir un jour ou deux, et puis c’est reparti, tout le monde recommence !
WAllah faut qu’on se réveille les frères ! J’aime pas hluf dans le vide, mais là j’ai hluf !
wAllah faut qu’on se réveille ! Parce que un jour ça va nous toucher nous ou quelqu’un de
notre famille ! Mais quand les yeux se referment, les frères, il est trop tard pour se
réveiller »
Quand il parlait ainsi, Redouane me faisait frissonner de la tête aux pieds. C’était un ghettorateur
hors-paire. Il vous prenait le coeur au début de sa tirade, et ne vous le rendait qu’à la fin.
« Regarder sans être outrés, tant que cela n’arrive pas à nous. C’est un peu ça notre
problème.
— Sauf que la c’est pas la Palestine Hakim. C’est le quartier. Notre quartier. »
Silence. Nous avions épuisé le sujet. Chacun d’entre nous semblait perdu dans ses pensées, et
pourtant je suis persuadé qu’à cet instant précis, nous pensions tous la même chose. Il ne pleuvait
pas ; les gouttes s’écrasaient une à une sur le sol humide. Je me disais, pensif, qu’une goutte de
pluie, c’est un peu comme un être humain. Elle sort du nuage comme nous sortons du ventre de
notre mère, vit un temps, et s’écrase sur le sol glacé. Toute sa vie elle tombe, et voit sa fin arriver,
et pourtant, l’atterrissage est toujours douloureux. Il est des gouttes qui touchent le sol avant
d’autres. Il est des gens que nous voyons tomber, mais pour lesquels nous ne faisons rien. Au
contraire, nous sautons avec eux dans le vide.
Au quartier, rien n’a changé. Les morts sont là, dans la terre, mais personne ne les voit.
Parfois ils refont surface. Mais toujours nous nous empressons de les enterrer dans nos mémoires,
comme nous les avons enterrés dans le sol. Personne ou presque pour raisonner ceux qui flirtent
avec les tombes. Quelques voix dissidentes s’élèvent par intermittence, mais personne ne les
entend dans le tumulte des motos qui dérapent. Des plumes se dressent contre les trafics ; mais
leurs écrits restent lettres mortes. Les grands répètent sans cesse aux petits frères de ne pas suivre
leur chemin, comme un guide qui vous dirait d’aller à droite tout en allant à gauche. Les jeunes
roulent, les grands trafiquent. Les petits observent. J’ai peur que certains d’entre eux ne passent
pas la trentaine. D’autres vont tomber. Moi-même je vois quotidiennement des gens jouer avec
leur vie et celle des autres. Mes nouvelles n’y changeront rien. Le Soleil se lève, se couche, des
gens naissent, d’autres disparaissent. Grande-Synthe meurt, et renaît.

La Vie continue.

                                                                                       Fin.

Allez viens

Allez viens, on s'en va. Allez viens, n'hésite pas. Viens on s'en fout des gens. Viens on fait ce qui nous a toujours fait rêver. Viens on est heureux, ça fait tellement longtemps. Rien que tous les deux. Viens on met le large, viens on vogue jusqu'à l'horizon, il est si beau. Viens, on arrête de se poser toutes ces questions. Viens on vit, ce qu'on a toujours voulu vivre. Je m'en fous, de la mélodie de ces mots ou de la chute. Là, je ressens. Là j'aime. Sans jamais dire ton nom, pour ne pas décevoir. Sans jamais dire ton nom, pour ne pas te faire plus de mal, si je dois m'en aller. Pour ne pas mettre de limites à ce rêve magnifique. Car oui, c'est un rêve que j'aime. C'est un rêve où toutes les rancœurs ont été vaincues, ou toutes les trahisons ont été effacées. C'est un rêve où tes larmes coulent un peu moins, ou ta douleur se fait moins vive. C'est un rêve où deux mondes si spéciaux, s'entrelacent et se comprennent. Qu'il est bon. Qu'il est doux. J'y vois tes yeux briller d'un feu profond, et mon cœur flanche. D'où vient-il que ce souvenir arrive encore à toucher une âme moribonde ? L'amour ? Je ne dirai pas ce mot, conscient de tout le poids qu'il porte avec lui. Je le suggère. Je le chuchote. Je le souffle. L'entends-tu ? Non, je ne dirai pas ton nom. C'est lâche. Mais je ne veux plus décevoir. Je veux rêver en toute liberté, sans retenue. Et pouvoir me retirer sans fracas, si je rêve seul. Allez viens. Deux étoiles filantes ne se croisent pas par hasard. Allez viens. Viens on part à la recherche du secret commun de nos destins. Viens on médite comme des adultes, viens on rit comme des mômes, viens on essuie les larmes de l'autre. Viens on s'aime. Allez viens. Viens on s'en va, avant que tout explose. Viens on s'enferme dans le ciel, sans jamais redescendre. Viens on ne dort pas. Viens tu m'ouvres ton cœur. Je t'écouterai. J'aime trop te parler pour ne pas t'écouter. Je te consolerai. Je planterai de l'espoir là où il ne pleut plus, comme tu sais toujours me redonner espoir. Je serai l'épaule sur laquelle tu te reposes, celui au bras duquel tu marches. Allez viens. Je t'aime. Je n'ai pas d'autres mots pour ces maux de ventre. Comment pourrait-il en être autrement, quand tu m'inspires tant de phrases, à moi qui n'écris plus ? Je veux t'aimer, serait plus juste. Je veux donner à ce premier élan de la passion, ce trait de sublime que ta sincérité a esquissé. Allez viens. Je sais qu'on a changé. Je sais qu'on change jamais totalement. Je sais que tu es différente. Je n'en trouverai jamais une comme toi. J'ai perçu quelque chose d'unique, sur laquelle je ne peux tourner la page. Allez viens. Viens on sourit à la vie. Viens on retrouve toute cette folie. Viens on retrouve toute cette sagesse. Tout est là. A cueillir. Allez viens. Viens on remet les compteurs à zéro. Viens on garde que le meilleur. Viens je t'écris des poèmes. De vers que seule toi pourra comprendre. Viens, on est seuls à deux. Viens on mélange nos bulles, et on s'envole, loin de toute cette misère. Viens nos rêves s'embrassent, et deviennent fous. Viens on atteint les sommets. Viens on leur montre de quoi on est capables. Viens on se sépare plus jamais. Viens, on ne devient qu'un. C'est sorti d'un coup. Je savais pas que c'était là. Mais y penser me fait du bien. Je ne le dirai pas. J'ai déjà fait bien trop d'erreurs. Je voulais juste sortir ça. Ressentir ce délice. Rêver un peu fort, pour que tu rêves aussi, un peu.